Le jour d'après

Rien ne nous prépare à ce moment.

Mettre un terme à sa carrière, c’est clore une page de son histoire.
C’est souder la seule porte restée ouverte derrière soi, c’est éteindre définitivement une partie de son identité.

Ce qui est le plus déstabilisant, ce n’est en aucun cas de ne plus nager. Les heures noyées dans une ascension de kilomètres ne hantent pas. Le chlore, la douleur, et les crampes non plus. Pas même les réveils matinaux, ni les barres soulevées.

Je pensais regretter les voyages, les rencontres, les fous rires, les challenges, l’ivresse de la confrontation. Les hôtels splendides, l’admiration des autres, le prestige, les massages, les jacuzzis.
Et ce fut le cas. Furtivement.

Mais ce qui fit naître l’angoisse la plus terrifiante dans mon esprit, fut sans aucun doute : la liberté.
Ultime paradoxe.
Cet exil éphémère que l’on glorifie et auquel on aspire chaque jour face à l’adversité du labeur, devient subitement l’objet de notre effroi le plus total. 

Vouloir devenir un champion impose un entraînement physique hors norme. Mais cela impose aussi une construction psychologique sans commune mesure. Un formatage truffé d’échéances à court, moyen et long termes : l’entraînement du lendemain, le stage de préparation en Floride, la compétition de sélection pour les Championnats du Monde.


L’esprit est tourné vers une multitude d’objectifs parallèles faisant du cerveau du sportif, l’unité de traitement d’une infinité de données. Sport, sommeil, Netflix, alimentation, vie sociale, travail universitaire, famille.

Lorsque l’on décide d’arrêter, il y a évidemment, une brève période d’euphorie issue de cette impression de liberté. 
Mais très vite apparaît le néant. Les fondations s’écroulent.
Plus d’objectifs, plus de dead-line, plus de barrières, plus de limites, plus de pesée, plus de protéines écœurantes, plus de stress de chambre d’appel, plus de semaines à attendre le dernier kilomètre du samedi après-midi.

S’il est si affolant, c’est parce que ce néant n’est autre qu’une interminable chute dans l’inconnu. 
Au scellement d’une porte, succède le choix d’une immensité de nouveaux passages.
Il n’est plus question de réussir un objectif, il s’agit de définir qui l’on veut être, quelles valeurs on veut défendre et ce qu’on fait le choix de devenir.

Faste programme lorsque l’on s’est toujours laissé définir comme une machine dédiée à la performance.

Je considère aujourd’hui qu’il s’agit d’une chance. D’une deuxième naissance. D’une opportunité de se métamorphoser. D’engager la vie en dehors du prisme du sport.

C’est la possibilité de compenser les heures d’effort en stimulation intellectuelle, en innovation, en concerts d’idées florissantes. En voyant des pays où l’on visite autre chose que la piscine et l’hôtel. En troquant les bas de contention par une haute libération.

C’est l’occasion de briser la bulle de son microcosme pour prendre conscience de la pluralité du monde. De sa complexité, de sa matrice, de son maillage. De son potentiel inouï et de son épouvantable cruauté. 
C’est l’occasion de se donner une identité plurielle qui ne se limite plus aux rebords de la piscine et de donner une nouvelle épaisseur à son rôle dans la société.

Si je suis ravi d’avoir pu franchir cette étape, d’avoir choisi d’arrêter et d’avoir pu faire des études stimulantes et émancipatrices, il est évident que beaucoup n’ont pas pu saisir cette aubaine. 
Souvent par manque de soutiens, d’informations ou de moyens. Pire, certains sont poussés à l’arrêt par manque de résultats ou à cause d’une blessure. Ils sont laissés face à leur désarroi, leur inadaptabilité au monde et leur mal-être malgré toutes leurs tentatives de répondre à ce qu’on leur imposait.
La « petite mort » du sportif n’en est une que parce qu’elle n’est pas anticipée.
Et elle n’est pas anticipée parce qu’elle n’intéresse personne. 

Dans le monde du sport, il y aura toujours quelqu’un pour vous inciter à plonger. Mais très peu vous diront ce que l’on trouve au fond du bassin.

Et cela, rien ne vous y prépare.

Commentaires

  1. L' identité est ce qui existe et persiste au- delà des choix de vie, personnels ou professionnels. Justement, accepter la liberté c'est d'abord consolider notre identité qui, elle, doit rester intacte, profonde et intègre à toute étape de notre vie. Se rapprocher du chemin de la liberté, ne serait il pas de comprendre que notre maison , notre foyer, c'est nous même? C'est ce chez soi intérieur «transportable» qui permettrait à un homme d'acquérir une liberté spirituelle et intellectuelle, voire matérielle. Un homme libre est un homme qui porte dans son unique bagage identité, intégrité et actes dont les choix ne sont pas le reflet des attentes d'autrui mais de ses convictions profondes, viscérales. Un homme libre s'interdit d'avoir peur du vide, car le vide le plus dangereux pour lui serait le fait de ne pas tenter.
    «Qui n'est pas capable d'être pauvre n'est pas capable d'être libre.» V.Hugo

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